Croyez-vous aux sorcières ? Ce cinquième épisode du roman channeling de Ganji, Au nom du Ciel, contient une fable sur la prédation très instructive… Mais est-ce vraiment une fable ?
Pour ceux et celles qui arrivent sur le site, nous vous invitons à découvrir le début du roman : chapitre 1, chapitre 2, chapitre 3, chapitre 4.
La vie s’acharnait sur Fernando : tout juste avait-il entamé une nouvelle existence aux couleurs d’espoir et de liberté, à peine avait-il goûté aux commodités de la vie de couple, à un semblant de confort, qu’un enfant venu des astres lointains s’invitait dans sa vie. Mais ses yeux brillaient à la vue du poupon et chaque jour avait un goût de miel. Ses bras massifs et solides saisissaient fermement son petit corps et ses soucis s’évanouissaient instantanément. Certes, il le voyait peu, c’est à peine s’il lui accordait quelques minutes par jour entre deux occupations. Lorsqu’il n’était pas à l’usine de textile, véritable poumon de la ville, il se passionnait pour ses chèvres et son jardin potager. D’ailleurs il arrivait fréquemment qu’il travaille jour et nuit. C’est qu’il lui fallait réunir une certaine somme pour réaliser ses projets et tous ses efforts n’étaient pas de trop. Sa soif de revanche était telle qu’en peu de temps se développa secrètement en lui une ambition obsessionnelle : celle de franchir clandestinement la frontière, car la France lui tendait les bras. Et il partirait avec Carla, tous les deux, sans l’enfant. Ses desseins étaient clairs et mûrement étudiés.
C’est ainsi qu’à l’âge d’un an Ganji fut confié à sa grand-mère Beatricia. Elle le couvrit de sa tendresse mâture et généreuse car elle avait déjà eu six enfants. Collé contre sa poitrine, il pouvait parfois entendre son cœur maternel le caresser de messages doux et protecteurs. Ses petits doigts boudinés cherchaient cet étrange ami qui battait la mesure de ses paisibles journées. Il entendait très clairement sa voix lui raconter les fables d’un pays oublié, d’un monde où la magie avait ses entrées et ses chemins secrets.
Et voilà ce que le cœur aimant de Beatricia sa grand-mère lui raconta un jour : dans l’esprit de Ganji des images se formèrent. Elle n’était alors qu’une enfant fragile à la merci des forces puissantes et des courants invisibles du monde. Remontant le temps, il découvrit Beatricia toute guillerette et joliment endimanchée, toute occupé à badiner au milieu d’un groupe d’enfants. Derrière l’église, Beatricia ne cesse d’agiter ses couettes en balançant sa tête de gauche à droite. Elle ferme les yeux et se laisse allègrement fouetter le visage de ses tresses. Soudain le silence la surprend, son regard se fige devant une vieille silhouette courbée comme un arbre centenaire. Cette dernière lui tend ses cinq doigts qui s’ouvrent sur une délicate pâtisserie couverte de sucre roux : « prends ! ».
Tout son être désire engloutir cette délicieuse promesse de bonheur infini. La faim tiraille son petit ventre comme une bête insatiable et immanquablement fait saliver sa petite bouche. Sans réfléchir, elle saisit la délicieuse patisserie et l’avale rapidement. Sa mâchoire poursuit sa cadence mécanique mais plus rien, plus une seule miette de cette incroyable matière. Ses yeux se fixent sur la silhouette au vieux châle qui se pose à présent sur un muret de granit. Ses vieilles mains burinées sortent de ces fardes noires un linge coloré garni de brioches et de beignets.
Beatricia se laisse glisser, aveuglément tirée par ses narines devenues en un instant son seul et unique sens, sa boussole. Son visage se colle presque aux vieilles mains qui enserrent les joyaux sucrés encore tout chauds. Les images du four communal exhalant mille parfums enivrants viennent provoquer son imaginaire. Alors, la vieille se lève et va s’installer encore plus loin, derrière le grand kiosque à musique. Telle une chouette, elle se perche au bout du jardin où à nouveau elle déplie délicatement le napperon sous le regard effaré de la gamine. À cet instant précis, elle entend très clairement dans son esprit ces quelques mots : « Pourquoi moi ? Ai-je vraiment mérité toutes ces merveilles ? ». Mais à ces questions elle ne veut répondre. Déjà sa bouche se remplit et son esprit s’embrume de tant de plaisirs. Trois petites galettes sont englouties par son ventre désespérément vide et tout autour d’elle devient beau et cotonneux.
« Quand tu en voudras encore, tu n’auras qu’à venir me retrouver. »
L’esprit de Beatricia demeure obnibulé par les fabuleuses gourmandises tout le reste de la journée. La nuit venue, elle chausse de nouveau ses souliers du dimanche pour retrouver le chemin de ces mille promesses sucrées. Elle venait de traverser la petite ville paisible, laissant derrière elle ses sœurs et ses parents endormis, lorsqu’enfin elle arrive devant la maison de la vieille dame rencontrée ce matin-là. Sa tête se hisse à hauteur de fenêtre où elle écrase son petit nez sur le carreau sale. Quelques mets mystérieux se préparent sur un feu bien vif, mais les odeurs ne sont pas celles qui l’ont bouleversée ce matin-là.
Pas la moindre trace de vie dans la pièce déserte à l’exception d’un chat qui fait soudain son entrée. En passant devant elle, il s’arrête tout net et la dévisage longuement. Puis il reprend sa traversée à pas nonchalants. Toujours pas la moindre odeur de pâtisserie. Béatricia est sur le point de repartir profondément désappointée, quand elle entend derrière elle : « Il me reste des gâteaux. J’ai passé ma journée à en faire. Tu n’as qu’à me suivre. » Beatricia répond par un clignement d’œil qui exprime son contentement absolu. Elle suit donc la vieille à travers le jardin de pommiers, s’engouffre bientôt dans un petit bois inextricable et crépusculaire. Au bout d’un temps qui parait fort long à cette enfant de huit ans, des effluves sucrées lui parviennent de nouveau, immédiatement identifiées par sa mémoire. Elle n’a donc pas menti. Comme elle a bien fait de faire confiance à son petit ventre ! Mais elle perd la trace de la dame et ces belles pensées s’évanouissent. Elle se trouve à cet instant perdue au beau milieu d’un nul part parfaitement silencieux. Elle s’arrête et comprend qu’elle a été bien sotte. Des larmes perlent sur ses yeux inquiets lorsque des mains lourdes la tirent et la jettent à terre. Couverte de coups, ses vêtements lui sont arrachés. Des bras forts la saisissent la propulsant sur les arbustes épineux. Emportée par la terreur elle perd pied. Noyée dans ce cauchemar vivant, elle perçoit pêle-mêle les rires atroces et des visages sombres burinés tels d’horribles monstres. Agrippée par les cheveux, elle perd tout équilibre et roule à terre, écorchée jusqu’au sang par les pierres et les branches épaisses.
Laisse moi te dire mon ange, que jamais Beatricia n’oublia ces doigts démesurés se perdre dans ses vêtements. Elle ne valait à cet instant guère plus qu’un lapin traqué, dépecé par des bras d’acier.
L’Est au loin rougeoyait déjà. Quel ne fut pas l’étonnement de ta grand-mère à son réveil, étendue seule dans ce décor fantomatique. Dans la douceur estivale, elle regagna rapidement la chambre de ses frères encore endormis. En se glissant sous les draps, ses plaies se ravivèrent à s’en mordiller les lèvres. Ça sentait bon la paille chaude des sommiers et cela suffit à dorloter l’enfant terrassée par sa course à travers les ruelles pavées.
« Mais que sont devenus tes souliers !? »
Réveillée par cette remarque absurde, Beatricia n’émit pour toute réponse qu’un léger râle. Mais elle se résolut bientôt à raconter frénétiquement son escapade nocturne à sa mère ahurie. Où étaient donc passées ses plaies toutes fraîches ? Nulle trace d’égratignures sur le corps de la petite fille que l’adulte incrédule examinait méticuleusement. Mais Beatricia continuait son explication insensée, le regard figé, remarquant la sinistre culpabilité qui s’était à présent invitée en elle.
*
Et si tout ceci ne n’avait été qu’un rêve ? Un rêve gourmand. Sens-tu mon enfant le flux et le reflux de la vie, poursuivit le cœur de Beatricia ? Mais regarde plus loin et ne pense à rien. Je vais t’apprendre ce qu’est le vent et le soleil au-delà des Hommes. Car vois-tu enfant de lune, j’éviterai toute offense à ta douce nature, tu seras protégé à jamais. Nul autre que moi ne saura te toucher. Je te langerai, te nourrirai et jamais ne laisserai quiconque te convoiter. Car en ce monde perverti, les prédateurs seront après toi et tu seras seul. Cela, tu le comprendras bien vite. À présent endors-toi, je vais te bercer de mes battements d’ailes… »